jeudi 2 mai 2024

La Quadrature des Gueux : Le sens de la fête

Nouveau point d'étape de la quarantaine : le sens de la fête. 

Que reste-t-il de nous quand il s'agit de faire la fête ? Je parle de la vraie fête (telle qu'on la concevait à 20 ans) : tenue de lumière, déluge d'alcool, gros son dans les oreilles, danse frénétique sur la piste.

Evidemment si on perd, comme moi, trop de temps sur Instagram, à scroller pour ne pas faire des tâches plus nécessaires comme étendre une machine ou payer la facture de cantine avant la date butoir, on se dit que là encore, on a raté le coche. Si j'analyse (avec toute la bonne foi qui me caractérise) comment se comportent les instagrammeuses quadragénaires, la tendance actuelle est dans l'esprit : "j'ai 40 ans et je sais encore m'éclater comme quand j'étais jeune". 

C'est le règne de (je cite) "l'adolescence avec une carte bleue", talons hauts sur les tables de Saint-Tropez, boules à facettes dans les appartements haussmaniens. Sauf que non (encore).

L'avant : les douloureux préparatifs

Avant même d'y aller, il faut reconnaître que nous n'avons plus le même élan qu'à nos 30 ans. On a beau dire, la robe à paillettes un peu trop courte est moins avantageuse à nos âges (rapport aux varices par exemple). 

Le polo chic (où pire la chemise faussement décontractée) ne rendent vraiment bien que les 20 premières minutes de la soirée, quand l'Homme rentre son ventre. 

Par conséquent, quand on arrive, très clairement, on n'a un peu moins la confiance que dans les années 2000. On se doute bien qu'on ne sera pas éblouissants comme naguère (oui, j'avoue on a tendance à embellir notre beauté d'autrefois). 

J'ai beau me faire des masques repulpants, mettre des patchs anti-cernes, me labourer le visage de fond de teint de luxe et de poudre matifiante, il y a toujours un moment où le rouge à lèvre file dans les ridules de la bouche et un autre où je cherche mes loupes parce que le DJ d'un soir me fera choisir, sur son portable, une chanson (dont le titre est trop petit).

L'état du foie : le moment de vérité

En plus, je dois reconnaître que l'Homme et moi même ne tenons plus aussi bien l'alcool qu'autrefois. C'est-à-dire qu'au bout du troisième verre, j'ai personnellement ma paupière gauche qui s'affaisse me donnant une allure de vieille pocharde, même quand je suis encore à peu près sobre. 

Quant à l'Homme, au moment où il se dit que c'est son dernier verre, il est déjà trop tard. Il a déjà fait d'un parfait inconnu son meilleur ami, avant de se prendre les pieds dans le tapis et de casser une lampe hors de prix (me forçant le lendemain à appeler l'assurance pour faire jouer la responsabilité civile).

La question de la danse : moderne ou ringarde ?

Mais le vrai point d'orgue reste la partie dansante de la fête. Je ne sais pas ce qui est le pire entre les soirées où les organisateurs passent des musiques de notre jeunesse où bien celles où les quadra se prennent pour des jeunes ? J'ai testé les deux. 

Chez les nostalgiques des années 90-2000, on se retrouve avec : 

  • des vieux morceaux de techno (où l'Homme me fait honte quand il est en plein revival des rave parties de ses 20 ans) ;
  • de la dance qui a mal vieilli (jouer le jeu sur Toxic comme autrefois est quand même ambitieux) ;
  • du reggae (je ne conseille pas, ça plombe un peu l'euphorie) ;
  • et du rock alternatif, où je me surprends à hurler en levant le poing Tostaki!, par réflexe.
Dans ces cas là, je vois bien que le coeur n'y est plus totalement et que j'ai perdu la fougue de ma jeunesse. Hurler "Antocial, tu perds ton sang froid" quand tu as passé des mois à préparer le Parcourup de ton aînée pour espérer l'école de ses rêves, tu te sens moyennement légitime dans ta contestation.

"Mais cesse de faire le point, serre plutôt les poings
Bouge de ta retraite, ta conduite est trop parfaite"

En fait, c'est à ce moment qu'on s'aperçoit qu'on est devenu ce qu'on dénonçait avant.

Bref. Voilà pour la fête entre quarantenaires nostalgiques.

Les fêtes intergénérationnelles : la possibilité du piège 

Mais le pire reste nos amis (de moins en moins nombreux) qui veulent rester à la page. En général, ils mélangent parents (moyenne d'âge 45 ans) et enfants (moyenne d'âge 20 ans), et là c'est carrément la 4ème dimension. En dehors du fait que je ne connaisse aucune musique et trouve leur manière de danser un peu bizarre, il y a mon groupe de copines un peu gênantes qui me hurlent "mais lâche toi un peu Galinette!". 

Parmi elle, Mélanie, 46 ans, qui se déhanche avec l'énergie du désespoir en prenant des poses lascives ; histoire de dire qu'elle n'a rien à envier aux petites jeunes. À moins d'avoir 2 grammes dans chaque poche, c'est malaisant. Parfois, mes copines se mettent à plusieurs et font quasiment un spectacle au reste de l'assemblée entre deux selfies postées sur Insta : 

#délirercommeà20ans 

#Lajeunesseestdanslatete. 

Evidemment, il y a toujours un petit malin (généralement un jeune de 20 ans en deuxième année de droit) qui va passer la Macarena, en pouffant de rire, et que mes copines vont prendre pour un hommage, alors qu'il se moque d'elles (je le sais, car j'ai été ce jeune) : un moment assez humiliant pour ma génération.

Les figures de la fête : florilège de quadra

Mais la fête n'existe que par les autres invités. On a tous le bon copain qui garde sa casquette toute la soirée. Au début ça faisait surfeur à la cool, et après on s'aperçoit qu'il n'assume pas sa calvitie hétérogène.

 Il y a aussi forcément le Beigbedder de province qui regarde les jeunes s'amuser et meurt d'envie d'être parmi eux. À base de grands discours intellectuels et de mains baladeuses,  il ressemble à cet oncle lourd ou au père gênant d'une copine qui, il y a 30 ans, tentait de se la jouer bande de jeunes. En général, il finit par proposer d'aller fumer un pétard en toute décontraction.

Et puis il y a les couples. À plus de quarante ans, la grosse fête c'est un peu quitte ou double :

  • il y a ceux qui ont un regain d'attraction l'un pour l'autre alors qu'ils ne se sont pas touchés depuis trois mois (on valide) ; 
  • ceux qui finissent la dispute commencée dans la voiture en venant (on compatit) ;
  • les goujats désinhibés par l'alcool qui ne craignent plus la crise de Bobonne quand il tente un rapprochement avec tout ce qui a une jupe (on condamne), 
  • les épouses fatiguées qui racontent leur vie à la première oreille attentive située loin des baffles (on fuit- et c'est toujours sur moi que ça tombe).

C'est en général le moment où j'apporte un verre de coca à l'Homme en luttant contre le sommeil. 

Bref, le constat est sans appel : nous avons vraiment essayé, mais je crois qu'on a tellement pratiqué la fête à 20 ans qu'on en a fait le deuil malgré nous. C'est pas instagrammable, ni très politiquement correct, ni glamour, ni fun, mais je crois qu'on s'ennuie aux soirées.

L'après : la difficile récupération

Sans compter que le problème majeur reste le lendemain de la fête. Il nous faut entre 3 et 4 jours pour récupérer d'une grosse soirée (et encore uniquement si on se couche tôt et qu'on mange du brocolis le lendemain). Alors qu'à 20 ans, même si on avait fini par vomir d'ivresse, après une matinée comateuse, on allait manger, encore vaguement éméché, le poulet frites du dimanche midi chez des adultes responsables. 

Sauf que maintenant, c'est nous qui préparons le poulet (enfin quand je dis nous, c'est l'Homme). Et si on a très peu dormi c'est parce qu'on a peur que Rayures rentre seule, donc on va pitoyablement la chercher au milieu de la nuit, "au cas où". C'est à présent elle qui raconte, la voix pâteuse et le teint gris, les 18 ans de son meilleur ami. Elle n'a dormi que 3h mais reste sublime parce que quand tu es jeune, la gueule de bois est élégante. 

Pour résumer, la deuxième adolescence déglinguée des 40 ans, on est complètement passé à côté. Je regarde donc avec un mélange de jalousie et d'incrédulité (surtout de jalousie) celle des autres. Nous nous contentons à présent des bières entre copains en terrasses, d'apéros improvisés dans des appartements mal rangés ou de pique-niques à la tombée de la nuit en été. 

La quadrature du gueux, sur la question de la fête, c'est finalement de se dire qu'on ne peut pas être et avoir été 

(et peut-être n'est-ce pas si grave quand on n'a bien profité).

jeudi 25 avril 2024

La Quadrature des Gueux : l'enfant prodige

J'inaugure une nouvelle rubrique sur ce blog : La Quadrature des Gueux. 

Comme celle du cercle, la quadrature des gueux c'est l'insoluble problème du temps qui passe. Je note que le roman de la quarantaine reste toujours monopolisé par des quadragénaires successfull, bien éloignés des préoccupations des lambdas de ce bas-monde. Avec ma copine Claire, par exemple, on s'étonnait qu'aucune star ne s'attarde sur le fait qu'il n'est plus possible de faire un pas, sans croiser un parent d'enfant prodige. 



L'incontournable accessoire d'une quarantaine réussie : l'enfant surdoué

Dans la classe moyenne de province, je dirais que le génie en bas-âge est l'équivalent de la montre de luxe chez les grands bourgeois. Depuis dix ans, pour quiconque fréquente - contraint et forcé - des parents, il n'a pu échapper à la tendance de l'enfant précoce. Également nommé HPI ou surdoué, ils sont partout :  dans les classes, les parcs, les activités, les fils Whatsapp, les posts Insta. Séguéla disait que si tu n'avais pas une Rolex à 50 ans, c'est globalement que tu avais raté ta vie; et bien si tu n'as pas un enfant HPI à 40 ans, c'est pareil. 

Avoir un enfant normal (pardon, je voulais dire neurotypique), c'est une faute de goût, le fashion faux-pas. 


50% de mon entourage immédiat a enfanté un génie, alors que les surdoués sont censés représenter 5% de la population

Est-ce moi qui les attire ? Aux goûters d'anniversaire, compétitions de judo, au jardin public où à la kermesse de l'école, je suis celle avec qui on engage la conversation (alors que je ne fais rien pour ça, Claire peut en témoigner).  Par exemple, alors qu'une petite fille se roule par terre parce qu'elle a perdu au chamboule-tout,  sa mère m'explique  doucement : "c'est parce qu'elle est HPI tu sais". Le tutoiement direct,  passe encore. Mais le ton de la confidence pour dire que sa gamine est plus intelligente que les autres, ça me laisse pantoise. Moi, bêtement, je pensais juste qu'elle faisait une crise parce qu'elle n'avait pas eu le lot qu'elle voulait. Mais non, c'est parce qu'elle est supérieurement intelligente et que forcément c'est plus compliqué de gérer ses émotions.

Pardon ? Personnellement, il ne me serait jamais venu à l'esprit que si Duracell était réfractaire à toute forme d'autorité, ce serait à cause d'une capacité d'abstraction extraordinaire. C'est juste qu'elle est la plus têtue d'entre-nous (et croyez moi, je ne m'en vante auprès de personne).

Mais cette mère n'est pas seule ; elles sont pléthores (ou bien, sans le savoir, je ne fréquente que l'élite, c'est possible aussi). Est-ce propre à ma génération ? Est-ce circonscrit au sud de la France? Mais à quel moment explique-t-on l'arrogance, l'impolitesse, les crises de nerfs ou la violence par l'intelligence ultime. Comme si c'était un handicap qui légitimerait l'absence de respect des règles, de contraintes, d'empathie et de frustration. Ça y est je suis devenue aigrie et réactionnaire (continuez sans moi, je vais vous ralentir).

L'impossibilité d'échapper aux mères des génies

Mais comprenez-moi bien, chaque journée d'école, chaque sortie pédagogique, chaque goûter d'anniversaire je rencontre une mère d'HPI. Comme si j'étais celle à qui on pouvait raconter ça, comme si ça m'intéressait en fait.

Il y a celle qui me dit d'un ton un peu condescendant  : "il y a précoce et précoce, nous c'est vraiment le précoce++++". Et la maîtresse n'a manifestement pas compris que son fils s'ennuie terriblement avec le reste de la classe (du coup c'est une vraie purge le gamin, j'ai failli lui dire mais elle le savait déjà). À la rentrée, elle transmettra le bilan WISC avec le fameux chiffre magique qui déchire sa race. "Je n'ose même pas te le dire, même le psy n'a quasiment jamais vu ça". En gros, ça me ferait trop de mal quoi vu que je suis un peu bas du front (elle a fini par me le dire quand même en me faisant promettre de ne pas l'ébruiter, évidemment j'ai envoyé un texto à Claire dans la foulée). Ensuite, elle m'a laissé admirer son enfant de 6 ans qui récitait la table de 7,  qu'il a bien évidemment appris tout seul "parce qu'il a une passion pour les multiplications". Quand il a attaqué le 7x8, j'ai vaguement espéré une faute (je sais c'est mal), mais il la connaissait sur le bout des doigts.

Il y a aussi celle qui me confie sans l'ombre d'une gêne: "elle est extraordinaire, elle a l'oreille absolue et comprend déjà le principe des invariants (un truc de math assez ardu manifestement)". Alors que moi chaque soir, je me bats avec Duracell pour qu'elle solfie (oui on dit comme ça), avec difficulté, la ligne de la clé de fa (car son prof de solfège me fait peur j'ai toujours peur qu'il me mette un mot dans le cahier). À chaque fois, je pense à cette enfant prodigieuse qui fait de la lecture de notes pour se détendre après avoir réfléchi à la disparition des dinosaures. 

Mais il y a aussi celle qui m'explique calmement que si son fils méprise ma fille c'est "juste parce qu'il va tellement plus vite que ceux de son âge, je ne peux pas le punir parce qu'il s'intéresse à tout quand même". Certes. Mais était-ce vraiment la peine que son gamin coupe en deux un verre de terre en ricanant, sous les yeux scandalisés de ma Duracell, pour lui faire un cours de SVT sur les lombrics, alors qu'elle ne lui avait rien demandé? 

Partout où je vais avec Duracell,  il y a cet "enfant prodige" qui quelque part permet aux quadra un peu losers sur les bords de se dire qu'ils ont fabriqué quelque chose (heu pardon quelqu'un) de mieux, de plus performant que les autres. Après je comprends qu'on ait besoin de mettre un peu de paillettes dans sa vie. C'est vrai qu'entre deux allers-retours à la piscine, la conjugaison du verbe aller, le laborieux brossage de dents et les épidémies de poux, an a tous besoin d'un peu de joie. 

A défaut de s'acheter une Porsche Cayenne pour frimer devant l'école, je peux comprendre que des parents paient un WICS quelques centaines d'euros (400 environ sur la côte d'Azur) et brandissent à qui veut l'entendre qu'ils ont un génie à la maison (avant de sous-entendre qu'ils en sont peut être un aussi car ils se reconnaissent tellement en lui !) Personnellement j'ai senti mes limites en math dès la 4ème, donc je n'ai aucune chance de me reconnaître en quoique ce soit dans l'enfant surdoué.

L'avantage d'être une vieille mère

Mais, vu que j'ai eu Duracell au crépuscule de ma trentaine, je suis incontestablement une vieille mère (les autres mères sont encore fraîches sans pli dans le cou ni signe de pré-ménopause). Par conséquent, j'ai de l'expérience, de la mémoire (et un mauvais fond évident). Au coeur de ma quarantaine, je crois pouvoir affirmer après 15 ans de sorties de crèches, d'école, de collège et de lycée, que le HPI, c'est le lot de consolation des quarantenaires en mal d'estime d'eux-mêmes. 

Et puis bon, Claire et moi avons du recul. Les enfants proclamés précoces par leurs géniteurs il y a une dizaine d'années sont presque des adultes maintenant. Et peu d'entre eux ont survécu au mythe d'Einstein. La cruelle réalité les a rattrapés. Peu d'entre eux ont encore une chance de devenir neurochirurgien, astronaute ou prix Nobel de physique. Et pourtant on continue de les aimer ; même quand le parcours universitaire est chaotique, même quand ils ont des fréquentations contestables, même quand leur nouveau style vestimentaire les désavantage. 

L'enfant prodige : un business inventé pour faire rêver les gueux?

Sans vouloir faire ma Bourdieu du pauvre, la vraie différence entre les enfants ne sera jamais vraiment le score du QI. À toi, le trentenaire naïf qui a cru déceler chez ton enfant les symptômes du génie, garde tes 400€. Ce qui distinguera ton enfant de la masse, ce sera la force de travail, le respect les contraintes, l'adaptation aux règles, la connaissances des codes et des implicites de l'excellence. Et quand on ne peut pas compter sur le réseau de papa ou la fortune de maman, il faut miser sur beaucoup de travail et un peu de chance aussi. L'intelligence devient ce qu'on en fait. 

Et puis franchement, Claire et moi nous demandons si nous, parents, ne devrions pas plutôt nous glorifier de l'empathie, la fantaisie, la gentillesse ou l'humour de notre progéniture. Vu l'état du monde actuel, je me demande si l'enfant qui partage spontanément son goûter à 16h n'est pas plus précieux que celui qui nous explique l'organisation du système solaire.

Bref, vive les enfants farfelus au QI inconnu.

C'était Galéa, en direct de la Quarantaine rugissante, 
À bientôt pour un nouveau point d'étape. 

lundi 18 septembre 2023

La fée carabine - Daniel Pennac

Je continue la saga Malaussène de Pennac avec le deuxième opus : La Fée Carabine

Et mon enchantement ne faiblit pas. J'aime toujours autant le fond et la forme, l'absence de manichéisme, la peinture de la laideur des hommes et de la beauté improbable des choses. La recette est la même que dans "Au bonheur des ogres". Une enquête criminelle à Paris. Cette fois les victimes sont de vieux messieurs entraînés dans la spirale de la drogue et des vieilles dames qui se font égorger à domicile. Le roman s'ouvre sur l'une d'elle, armée, qui abat d'un coup de revolver le jeune flic facho qui devait la protéger. Évidemment Benjamin Malaussène est le suspect idéal (comme toujours) et l'enquête se révèle réjouissante.

La fée Carabine-Pennac

La vieillesse comme vous ne l'avez jamais lue

La vieillesse racontée par Pennac est irrévérencieuse et déglinguée. Dans ce volume, les vieillards, victimes de dealers mystérieux, sont en cure de désintoxication chez Malaussène, avec les enfants pour infirmiers. Les vieilles dames, des veuves qui veulent défier l'éternité, s'accrochent à chaque jour de vie supplémentaire. Ce que dépeint Pennac, ce sont les Anciens des années 80': vieux vétérans de la Grande guerre, les exilés, les traumatisés du XXe siècle. Un troisième âge parsemé de noms de famille exotiques loin de l'image d'Épinal de l'Ancien respectable. Il y a beaucoup de cruauté dans la description de leur décrépitude:

"si les morts ont une couleur, la peau de ce type avait cette couleur-là. Une peau décollée dans laquelle flottait un squelette suraigu" (p.38)

Et beaucoup de tendresse aussi. Chez Pennac, il en va des anciens comme des autres, on trouve des gens formidables, des petites raclures : et d'autres qui sont à la fois l'un et l'autre. Il y a chez tous ces petits vieux, un reflux de guerre froide, de conflit serbo-croate, des parties d'échecs disputées en parlant politique, des entraînement au tir chez les flics et les vieilles dames. Il y a la question de la mémoire, des souvenirs plus ou moins avouables, des choses irrattrapables de l'Histoire.

La cupidité comme on l'a toujours connue

Avec l'enquête bien sûr on a encore une belle galerie de policiers: du gros facho jusqu'au coeur pur; avec tous les autres personnages en nuances de gris. Il y a le racisme bien sûr, la corruption aussi. Mais le fond du fond du livre, c'est la cupidité. Toute l'enquête tourne autour de conflit d'intérêt, de l'immobilier et de la drogue. Il y a de tout, des notables drapés dans la respectabilité, des policiers corrompus jusqu'à l'os, des petits bourgeois qui cherchent une manière d'exister. C'est un livre qui sent la drogue et l'appartement vide.

Pennac n'édulcore rien des dégâts collatéraux, des moyens utilisés pour arriver à ses fins : les journalistes enlevés, les tortures, les vies qui valent moins que des francs, le décrépitude d'une société pourrie par ses élites, la sacro-sainte rentabilité du mètre carré parisien dans les 80'. 

Je me dis que Pennac devait être un sacré rageux quand il avait mon âge. Son roman dénonce et console. Le ton de la farce camoufle la violence du propos; l'usage de l'humour dissimule l'empathie du narrateur.

L'anti-héroïsme comme on l'aime

Le lecteur est très bien servi sur le plan des anti-héros. Il y a d'abord Thérèse, qui est absolument délicieuse: physique ingrat, absence d'humour, grande chose dégingandée, ésotérique et presque sinistre. Elle lit les lignes de la main des vieux et leur offre un supplément d'espoir, et parfois un supplément de vie. Thérèse c'est l'âpre générosité, la Cassandre magnifique. 

"Thérèse a entrepris de mettre au point un véritable horoscope du troisième âge. Un truc pour les journaux qui donnerait aux vieux des nouvelles de leurs lendemains immédiats" (p.181)

Mais on est gâtés, parce qu'on a aussi un duo de policiers absolument exquis. Van Thian, un vieil asiatique hypocondriaque et dépressif et Pastor, un jeune orphelin bizarre et ambigu. Le premier se travestit en vieille dame pour les besoins de l'enquête, le second sait mystérieusement extorquer des aveux aux prévenus :

"Les manières douces, les pull-overs, le subjonctif et l'inaptitude à l'argot que la famille avait légué au gamin, n'était pas du tout du goût de Thian. Pourtant Thian aimait Pastor..." (p.67)

En vérité, des héros il y en a pas mal dans ce roman ; et pas forcément où on le pense. Mention Spéciale au joueur d'échecs, le Yougoslave Stojilkovicz qui arme, promène et entraîne les petites vieilles puis entreprend de traduire Virgile en serbo-croate. Dans ce roman, la littérature, qui ne se prend jamais au sérieux, est présente à chaque instant et sous les apparences les plus improbables (du libraire possédé à l'éditrice cinglée en passant par l'auteur qui voudrait le devenir). 

J'ai rencontré Pennac pile au bon moment et je me réjouis d'avance de dévorer le tome suivant.

 La Fée carabine, 1987, folio, 2021, 340p.

vendredi 8 septembre 2023

Brèves de rentrée - Le point harcèlement

Je devais, dans l'idée, rédiger un billet pour raconter ma rentrée désastreuse.

J'avais prévu une petite chronique bien sympa, en mode "perditude de rentrée" : les fournitures manquantes de Numérobis, les étiquettes sur les 32 bâtons de colle de Duracel, les réunions où je me trompe de jour au lycée, les livres perdus pour Rayures, mon inscription sur BeReal (une appli pour les djeunes). Bref, j'avais de la matière à rigoler. Et sans me vanter, j'avais prévu un billet fidèle à la ligne de ce blog.

Et puis j'ai appris la nouvelle du garçon qui s'est pendu dans sa chambre

J'ai écouté le bon ministre de l'Éducation Nationale nous faire part de sa très grande peine, j'ai lu les commentaires et fausses indignations des uns et des autres. Alors vu que le harcèlement scolaire, je l'ai testé pour vous, je vous livre mes conseils d'un harcèlement scolaire réussi en cette semaine de rentrée (ne me remerciez pas, c'est cadeau). Il se réduit en une phrase :

On ne peut strictement rien faire contre le harcèlement scolaire

Un mot de contexte d'abord (dans un souci de transparence et de mauvaise foi propre à ce blog). Ça se passe dans l'un de ces établissements publics suffisamment sélectifs et bien situé pour que les gens de gauche puissent se glorifier d'avoir des enfants dans le publics (sans risquer la mixité sociale pour leur tête blonde). On est dans un esprit "petits notable de villes moyennes", bourgeois bien cultivés dans une ambiance élite de la nation, version province éloignée.

Qu'est ce donc qu'un harcèlement scolaire réussi?

Le harcèlement scolaire, c'est d'abord une victime : ici c'est ma poissonnière préférée, Numérobis, celle qui s'indigne de tout tout le temps, qui décroche à la cantine les fanions de l'équipe de France pendant la Coupe du Monde, qui vérifie qu'on n'allume pas la tv et qui pourrit sa sœur d'aller voir la finale avec ses copains. Bref, la dure-à-cuire de la fratrie.

Pour un bon harcèlement scolaire, il faut un leader en carton. Nous allons le nommer Drago, un copain de collège, avec lequel Numérobis n'est jamais d'accord. Ils se disputent souvent mais sont ensemble tout le temps. Elle débat avec lui via Whattsapp entre deux sorties à la patinoire ou à la plage. Quand ils se sont disputés, ça aurait du rester deux ados qui s'envoient des scud, des messages désagréables et qui se font la tête à la cantine. Pour que ça devienne du harcèlement, il en faut beaucoup plus.

D'abord, il faut que le harceleur ait des laquais

Coup de chance pour Drago, des laquais, il en a. Dans un souci de cohérence, nous allons les appeler Crabbe et Goyle. Deux pauvres tocards au charisme d'huître, bien trop contents pour une fois d'être dans l'équipe de ceux qui rient, plutôt que dans celle de ceux dont on se moque. La chance de leur vie. Ils n'ont rien à voir avec l'histoire, mais ils se régalent déjà. Chacun déploie des trésors d'imagination pour plaire au leader, trop heureux de ce petit pouvoir quotidien de gâcher la vie d'une fille (qui a l'outrecuidance de parler fort, de s'énerver vite, d'être un peu trop cash pistache). L'un d'eux, Crabbe, est fils d'un prof du collège, donc c'est tranquille, on y va gaiement. On se moque, on souffle quand elle parle en classe, on invente des petits jeux humiliants dans la cour, on l'insulte gratuitement comme ça pour le fun (uniquement quand le leader est là; sinon ils l'ignorent tranquillement). Mais là encore, ce n'est pas encore vraiment du harcèlement. Il en faut plus que ça à Numérobis pour se démonter.

Ensuite, il faut des copines peureuses

Car le harcèlement scolaire, c'est aussi des copines qui font semblant de ne pas voir, qui ne veulent pas d'embrouilles, qui tournent la tête à la première insulte, qui laissent passer les petites brimades. Des copines de longue date, qui veulent "rester neutres", dont les parents ont suggéré "de ne pas se mêler de ça", ou qui considèrent que Numérobis "peut bien se défendre toute seule, avec son caractère bien trempé". De celles qui dans quelques années feront semblant de ne pas voir la fille qui se fait embêter dans le métro et qui diront à leurs gosses de regarder ailleurs.

Enfin, il faut un troupeau de moutons bêlants

La harcèlement ce serait pas possible non plus sans tous ces courageux élèves lambda qui un jour se disent que c'est viril d'être plusieurs garçons à se moquer, à tourner en dérision, à menacer (avec humour bien sûr) une gamine de 14 ans, d'1m 50. C'est l'ami de 6ème qui tout à coup l'agresse verbalement dans les couloirs, un gars qui la connaît à peine et qui la traite de "conne". Dans ce genre de troupeau, on trouve aussi d'anciennes grandes amies (deux filles livrées à elle-même dont les parents ont sans doute oublié de s'occuper), qui apportent leur contribution via les Réseaux Sociaux. Bref elles aiment bien Numérobis mais c'est drôle de l'enregistrer à son insu ou de créer un faux compte Insta pour la piéger. 

Et là j'avoue, ça commence à être complexe.

Mais un harcèlement scolaire réussi n'est possible que grâce aux adultes

Le vrai harcèlement n'existe et n'enfle que grâce à une poignée d'adultes lâches, ambitieux, paresseux ou arrogants, totalement privés de la moindre empathie pour les élèves dont ils ont la responsabilité.

Ça commence toujours doucement : une moquerie de temps en temps, une insulte isolée, et puis de plus en plus souvent. Au bout de quelques semaines, c'est tous les jours, aux vues de tous, à la cantine, en classe, en récréation, au gymnase, sur tout et n'importe quoi. Ça ne choque plus personne. C'est un comportement insidieux, pervers, qui grignote tout doucement le harcelé, qui sape sa confiance et son estime de soi. Et quand on en est là, seuls les adultes peuvent faire quelque chose.

Appeler la prof principale : le poids du silence

C'est le premier réflexe que j'ai eu. Première erreur. Je n'avais pas calculé qu'un des gamin en cause est un le fils d'un collègue (tu m'étonnes que je suis nulle aux échecs). Aucune réponse à mon mail évidemment. Quelques coups de fil aux parents des harceleurs : il n'y a rien de bien grave, elle gère, pas d'inquiétude. Une gamine harcelée, ça ternit l'image d'une classe et d'un collège. De base,  on ne sanctionne pas les élèves prometteurs (merde quoi ! on vise plus de 50% de mention TB au DNB, on a autre chose à faire qu'à régler des gamineries entre ados). 

Contacter les CPE : se faire traîner dans la boue

Il me semble que dans le prospectus, on ne dit de se tourner vers les CPE. Nouvelle erreur. Cet épisode me laissera le souvenir d'une insulte à mon intelligence. On commence par des grands discours : "on va taper fort madame, c'est inadmissible, j'organise de ce pas une médiation". Erreur absolue. En réalité, le harcelé dérange, il est la mauvaise conscience du troupeau et des parents défaillants. On le transforme donc en bourreau. 

Numérobis a été accusée des pires trucs, trouvés on ne-sait-où, repris en chœur par chacun des trois fantastiques. Il a fallu beaucoup de temps et d'énergie pour démonter chaque accusation, pour montrer qu'elle n'a jamais chercher à nuire, ni été malveillante.. J'ai du fouiller le portable de fond en comble, passer la gamine à l'interrogatoire familial, embaucher Rayures pour tout checker. Au bout du compte, même en ayant tout démonté point par point, le CPE conclut à "des torts partagés". Quand on salit quelqu'un il en reste toujours quelque chose. C'est ça le harcèlement scolaire. 

Quant à moi, j'ai conforté avec brio ma réputation de mère cinglée.

Ça a donc joyeusement continué, de plus en plus fort, avec l'excitation chez ces garçons de mettre quelqu'un à terre. Logiquement, les résultats scolaires se sont cassés la figure et Numérobis a fait un malaise en classe. Et un soir, l'Homme et moi l'avons récupérée dans un tel état, que le lendemain j'ai déposé une main courante pour harcèlement scolaire.

Miser sur le protocole Phare : la blague

Après la main-courante, je me suis une fois de plus illustrée avec élégance en hurlant au téléphone à la Vie Scolaire "je veux juste qu'on fiche la paix à ma fille !!! faites votre boulot". Les CPE, glorieusement formés au protocole Phare, ont avoué que "c'est un cas de harcèlement caractérisé". Enfants et parents (sauf moi hein) ont été convoqués. Crabbe et Goyle ont reconnu du bout des lèvres et se sont excusés de mauvaise grâce. Drago s'est fait porter pâle pendant une semaine (ça lui évite les excuses). Au final : aucune sanction, même après aveux et témoignages. Pas une exclusion, pas d'heures de colle. Rien de rien. 

Clou du spectacle : Crabbe est élu par les professeurs (collègues de son père donc) "élève méritant" lors du conseil de classe. Quand je demande des explications, le CPE me conseille de porter plainte "Nous on s'en sort plus, on ne sait plus quoi penser". Je me suis dit que j'allais débord régler ça avec les parents. Nouvelle erreur.

Appeler les parents des harceleurs: une fausse bonne idée

Alors ça je le déconseille par dessus-tout. Surtout si ce sont des garçons. Aucune mère n'acceptera l'idée que son fils se soit comporté comme un crevard. Aucune mère n'entendra que la chair de sa chair traite un jeune fille de pute ou de poufiasse "c'est de mon enfant dont on parle" (élevez vos fils Mesdames en 2023, c'est pas possible qu'on en soit encore là). 

En général, quand on appelle les parents, on est dans un monde où 2 + 2 ne font plus 4. L'une des mères a même menacé Numérobis par texto (oui oui). Les parents des harceleurs vivent dans une dimension parallèle. Fort de tout cela, après avoir vu qu'il ne lui arriverait rien, Drago a hurlé à qui voulait l'entendre "qu'il allait lui pourrir la vie jusqu'à son dernier jour de collège". Il a tenu sa promesse.

Finir au commissariat : la douche froide

J'ai donc fini par porter plainte; et c'est pareil, je déconseille. J'avais eu un faux réconfort lors de la main courante: une brigadière adorable, à l'écoute, qui me donnait un mouchoir quand je chouignais. Le dépôt de la plainte c'est autre chose. J'ai déposé devant quelqu'un qui avait manifestement faim. Quand je reconstituais la chronologie, la récurrence, le nombre d'enfants, elle soufflait parce que c'est trop long "ouh la je noterai pas tout ça, là on va aller à l'essentiel". Il n'y a pas de moment essentiel dans le harcèlement scolaire, c'est ça le principe : un long crescendo pour finir par des malveillances quotidiennes et impunies. 

Le conseil de Galinette : allez à la police uniquement s'il y a eu des séquelles physiques avec certificat médical et une dizaine de textos d'injures. Si la situation est trop subtile, c'est vraiment inutile. A la fin, on signe un PV qui n'a pas grand chose à voir avec le propos de départ, bourré de fautes d'orthographe. On est tellement crevé qu'on laisse aller.

L'audition suivante se déroule avec jeune brigadière, manifestement qui n'a pas fait psycho à la fac, déjà blasée, qui se plaint de "la mode du harcèlement scolaire, c'est comme les violences conjugales, ça n'arrête pas, pffff". Après une demi-heure où Numérobis a du mal a exprimer les choses, se perd dans les dates, les noms, se retient de pleurer, et où l'on me demande de me taire, ça se termine par : "ouaich bon il y a plus grave hein je vous assure madame, et puis bon rien n'est blanc ou noir dans la vie, tu as sûrement toi aussi un truc à te reprocher. Allez file, kiffe ton été, coupe contact avec tout le monde et change de lycée, des amis tu t'en referas".

C'est ce qu'on a fait, effectivement. Au lieu d'aller au lycée en bas de chez nous qui avait ouvert à sa sœur les grandes portes sur Parcoursup, Numérobis est partie à l'autre bout de la ville pour être certaine de ne pas recroiser ces garçons fantastiques et leur troupeau d'idiots. Elle a vidé les contacts de son téléphone et coupé les ponts avec une grande partie des camarades avec lesquels elle était depuis la 6ème.

Vivre un harcèlement pour un ado, c'est voir son monde s'effondrer

Le harcèlement, ce sont des ados qui découvrent la laideur des choses; qui ont été déçus par leurs amis, effrayés par des congénères, désolés par les adultes et abandonnés par les institutions. Vivre le harcèlement au collège, c'est faire le deuil d'un monde, d'un système de valeur qui n'existe pas dans la vraie vie. Et surtout, le harcèlement, même quand c'est fini, c'est vivre avec un sentiment d'injustice chevillé aux tripes, c'est la colère et le chagrin qui se disputent dans un petit corps pas tout à fait terminé. Avoir vécu le harcèlement, c'est toucher du doigt, avant même d'être adulte, le manque absolu d'empathie des humains les uns pour les autres. C'est ne plus avoir confiance.

Cela tient à rien, tout aurait pu être différent

Parfois ça se termine bien, et ça ne tient pas à grand chose. Une prof qui prend les choses à bras le corps "plus jamais ça dans ma classe"; un parent qui oblige son enfant à faire amende honorable ; une copine courageuse qui à la première insulte se lève et ferme la bouche pleine de fiel du harceleur ; une principale qui décide de se salir les mains ; une infirmière scolaire qui donne l'alerte ; un garçon moins bête que les autres qui refuse de suivre le mouvement...Parfois, un petit rien change les choses mais ici ce n'est pas arrivé.

Il y a eu quelques moments de grâce bien sûr : la meilleure copine qui finit par changer de bord et qui reste près de Numérobis pendant la tourmente, la prof qui la prend à part pour lui dire qu'elle est là si besoin, la fille bizarre d'une autre classe qui la prévient des malveillances...mais cela n'a pas été suffisant.

Perso je pense qu'avec l'Homme, mon père et quelques amis de Rayures, on aurait du aller les choper à la sortie du collège, à l'ancienne quoi, en mode "Ignore ma fille, ne lui parle plus jamais, ou je te défonce la gueule", mais ce n'était pas sans risque.

Je pense fort aujourd'hui aux gamins qui n'ont pas réussi à continuer le chemin après cela

Je pense à leur souffrance, à leurs parents, à cet enchaînement de circonstances défavorables. Je pense à ceux à qui c'est arrivé et à ceux qui le connaîtront. Chaque histoire est assez différente, chaque parcours aussi, mais c'est un chemin de croix pour tout le monde.

Et puis je voulais vous dire: pendant longtemps j'ai cru que les harcelés étaient ces petites choses fragiles qui énervaient les autres, des premiers de classe timides ou pénibles qui ne savent pas se défendre ni se faire respecter. Alors oui, sans doute, mais pas que. Je découvre que n'importe qui peut l'être. C'est comme monter dans la mauvaise rame de métro, avec la mauvaise personne dedans. Le problème n'est pas harcelé. Le problème ce sont les harceleurs. Des ados qui vivent leur meilleure vie en gâchant celle de quelqu'un d'autre. Ne me parlez pas de l'âge. 15 ans est un âge où on peut être courageux, résistants et animés d'un libre-arbitre. Se faire plaisir de la souffrance des autres, c'est une pathologie. Ils vont sûrement très mal et je plains ceux qui croiseront leur route quand ils seront adultes.

C'est plus compliqué d'en vouloir à la masse silencieuse ; mais vu mon mauvais fond, j'y arrive très bien. Je déteste surtout les petites fayottes, premières de classe, ces gamines lisses et travailleuses, qui se présentaient comme ses amies, qui l'ont laissé se débattre toute seule pendant trois mois. Elles ont ma rancune éternelle.

Ode aux harcelés de toutes catégories

Celui qui dégage d'établissement sera toujours le harcelé. Celui qui perd son environnement social sera toujours le harcelé. Celui qui recommence tout à zéro sera toujours le harcelé. Celui qui traîne le poids du temps et des amis perdus c'est lui. Et dans la grande majorité des cas, la plainte sera classée sans suite (en mode "tout ça pour ça"). Mais je préfère 1000 fois être la mère du harcelé (même si c'est pas folle ambiance) que celle du harceleur. C'est le harcelé le vrai héros de l'histoire quand il arrive à la dépasser. Ils sont nombreux les artistes à en avoir fait quelque chose (Mortelle Adèle en témoigne).

Ne vous inquiétez pas pour Numérobis c'est une solide. Et je suis là en sentinelle. Elle continue à s'insurger de tout, à écouter de la k-pop, à réviser ses intervalles, à s'enthousiasmer de ce qui est beau. Elle déteste le rôle de la victime et lutte chaque jour pour s'en débarrasser. Là c'est pas la joie, mais elle va s'accrocher (et nous avec elle). Elle est mon ado caractérielle, intelligente et talentueuse ; et puis Numérobis a ce truc en plus qui fera d'elle un adulte différent de nazes qu'elle a croisés pendant 6 mois. Si moi j'ai clairement perdu toute dignité et toute mesure, peut-être que cette histoire fera d'elle une meilleure personne plus tard (contrairement à moi qui ai viré vieille aigrie).

Pour l'instant, on ne va pas se mentir : on morfle. Cette histoire sera sa cicatrice à elle. Je vais y mettre un peu de poudre dorée et en faire un kintsugi; Numérobis en sera d'autant plus unique.

PS: Ma douce, si tu passes par là, pardonne moi de m'être répandue à ce point. Ne t'inquiète pas, ici il n'y a pas grand monde, pas de jeunes du tout, ni tellement de sudistes ; que des vieux copains qui lisent des livres et qui en parlent entre eux. La blogosphère c'est une grande maison pleine de courants d'air. Je dépose ça là, comme ça moi aussi je passe à autre chose.

lundi 21 août 2023

Les enfants sont rois-Delphine de Vigan

Que dénonce Delphine de Vigan dans Les Enfants sont rois ?

Les Enfants sont rois, c'est l'histoire d'une famille française d'influenceurs, dont la petite fille Kimmy s'évapore subitement. La moitié du livre est consacrée à l'enquête sur sa disparition, l'autre partie à ce que chacun des protagonistes est devenu 10 ans plus tard (dans le futur donc). Même si le roman se lit vite et sans déplaisir, c'est une déception.

Les enfants sont rois- D. de Vigan

L'histoire : l'introuvable subtilité 

Force est de constater que Delphine de Vigan a choisi le versant évident des Réseaux Sociaux. On sent qu'elle s'est beaucoup documentée, mais essentiellement chez les Américains. Du coup, le trait est vraiment grossier. La famille d'influenceurs en question est une vaste blague : les enfants sont mis en scène quotidiennement pour vendre des produits Nike et Disney, pour tourner des vidéos Youtube, pour déballer des paquets, faire semblant d'acheter des produits et... Tout est excessif et raconté à base de filtres, de paillettes, de surconsommation, d'abondance d'objets et de "bisous d'étoiles". Ces comptes existent bien sûr, mais ce qu'elle dénonce est tellement évident. Pas besoin d'un doctorat de pédo-psychiatrie pour deviner qu'aucun enfant ne peut s'épanouir ni se construire comme cela. Enfoncement d'une porte ouverte. 

"Mélanie avait attendu d'avoir dépassé les 20 000 abonnés pour introduire les premiers déballages de jouets : œufs surprises, sucette Chupa Chups et pâte à modeler Play Doh" (p.118)

Les personnages : entre caricature et indigence

Les gros poncifs que Vigan balance à ses lecteurs correspondent à ce que chacun imagine des RS. 

 Mélanie : le portrait-robot de l'influenceuse

Mélanie, la mère et personnage principal du livre, prend racine en 2001 pendant le Loft. OK. Bien sûr elle devient une fan de téléréalité, évidemment ses enfants portent des prénoms américains, elle est inculte, fade, souffre du manque d'amour de sa mère et jalouse sa sœur. Par voie de conséquence, comme toute femme nolife, elle adore les like, les followers, les émoticônes. Bref, 20 ans après le Loft, elle utilise ses enfants pour soigner son ego blessé. Même quand Mélanie pense, cela manque de substance. 

Clara : l'archétype du "sans réseau social"

On retrouve les mêmes facilités sur la policière qui enquête sur la disparition de Kimmy. Clara est une belle âme seule, fille unique d'un couple d'alter mondialistes, élevée sans écran, avec des valeurs humaines indéboulonnable et un esprit critique affuté. Clara ne peut s'engager avec personne tellement le monde est laid et qu'elle est pure. On comprend bien que Clara et Mélanie sont des deux faces d'une génération née dans les années 80'.

Le malentendu entre Vigan et moi

Je m'attendais à toute autre chose. Je pensais que Vigan aurait choisi d'autres profils, plus ambigus, plus délétères, plus romanesques. Car les compte famille intéressants sont ceux qui frôlent la perfection. Les grands pourvoyeurs d'éducation bienveillante, de calme et volupté conjugale. Je m'attendais à ces mères qui ne vieillissent pas, qui stimulent remarquablement leurs enfants, qui cuisinent healthy. Ces comptes élégants avec des enfants impeccables en toutes circonstances, qui savent lire à 4 ans et trient leurs déchets à 5. Ces comptes qui font de la publicité haut de gamme pour vêtement de luxe, qui recommandent des adresses branchées pour les vacances, qui vendent des coachings éducatifs onéreux et donnent des codes promo pour des menus équilibrés livrés toute la semaine à domicile. Dans ces comptes là, on peut vraiment imaginer que les enfants sont heureux, stimulés, écoutés; et c'est là que je m'attendais à croiser Vigan.

La question c'était la monétisation que les bonnes mères de famille ont accepté contre l'image de leurs enfants. Il y avait tellement à faire, tellement à décortiquer, surtout pour Delphine de Vigan qui reste pour moi la romancière des ambiguïtés et de l'envers des choses.

Bref ma lecture partait sur un quiproquo (comme il y a 10 ans avec Petersen, mais exactement pour les raisons inverses)

Les enfants : les vrais "rois" du roman de Vigan

Évidemment, cela reste un un roman qui se dévore avec des passages très intéressants et une fin réussie. L'idée d'imaginer ce que peuvent devenir ces enfants-publicitaires dans un avenir proche est tout à fait intéressante. L'analyse psychologique de l'engrenage de l'engagement est convaincante : la soif d'être vue, l'épuisement d'être scrutée. Le coup du papillon final c'est vraiment pas mal. La boucle avec the Truman Show, c'est propre, c'est bien fait. Le personnage de Sammy (le frère) est intéressant, même si c'est resté dans le domaine de l'ébauche. La relation entre le frère et la sœur est émouvante : le rôle de chacun, la question de la liberté, de l'individu qu'on peut ou pas devenir. La folie qui rode, l'abandon de soi qui s'impose.

"Mais Big Brother n'avait pas eu besoin de s'imposer. Big Brother avait été accueilli les bras ouverts et le cœur affamé de likes, et chacun avait accepté d'être son propre bourreau. Les frontières de l'intime s'étaient déplacés". (p. 236)

Bref, Vigan a remarquablement théorisé l'impact des Réseaux Sociaux, mais force est de constater qu'elle n'a pas su en faire une histoire à la hauteur du talent qu'elle a. De cette romancière, je m'attendais à un roman à la lisière des choses. Je me suis même demandée si Gallimard lui avait fait une commande. Quelque chose comme "il faudrait un roman sur les ravages des RS surtout avec la loi qui va passer sur l'exposition des enfants, tu te sens pas de faire quelque chose là dessus ?".  

Pour le coup, c'est compliqué d'écrire sur ce qu'on ne connait pas.

Les Réseaux Sociaux: lot de consolation des gueux en quête de reconnaissance

Et si Vigan rate à ce point (selon moi hein), c'est parce que les RS, c'est pour les gueux et qu'elle n'en fait pas partie. Ce qu'elle a besoin de raconter de sa vie est rendu visible par son éditeur ; alors que les chaînes et comptes divers ont été inventés pour les gens qui ne passent pas à la télévision, qui n'ont aucune reconnaissance publique et qui sont coincés dans leur statut de lambda. Sur les RS, les randoms parlent aux randoms et que c'est pour cela que ça marche (je parle de nous les amis !!). Quand on est née du côté des notables, des intellectuels, de ceux qui font les choses et qu'on écoute et qui sont visibles, on ne peut pas bien saisir le mécanisme, ni le vertige de la visibilité.

Pour comprendre la zone grise, peut-être faut-il avoir un pied dedans.

Le roman sur les Réseaux Sociaux : un pari impossible ?

J'attends le roman qui décortiquera les choses. J'attends le romancier qui saura parler de cela, même si je doute qu'il existe, car je ne pense pas que ce soit tout à fait compatible d'être à la fois un écrivain et un grand consommateur de Réseaux. J'attends finalement l'auteur qui saura parler de ma génération.

Vigan démarre son histoire en 2001 avec Loft Story, et c'était très prometteur pour moi. Je me souviens de l'Homme et moi, avachis devant notre télé, à la fois circonspects et fascinés d'être devenus des voyeurs autorisés. La vacuité érigée au rang de spectacle. Des gens de notre âge acceptaient d'être observés comme des animaux dans un zoo. 

Il parait que l'été 2001 est l'instant où le monde a basculé. C'est indéniable. Le 5 juillet, les finalistes du Loft sortaient de leur expérience sous les caméras et hourras d'une foule hystérique ; le 11 septembre toutes les télévisions du monde retransmettaient l'attaque des Twins Towers. Avoir la vingtaine en 2001, c'était assister sans le savoir à la fin d'un monde. 

Bref, j'en attendais vraiment trop.

Delphine de Vigan, Les Enfants sont rois, 2021 (Gallimard), folio, 2022, 364 p.

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